< back

Article

Roger Dale : Il y avait quelque chose dans ces visages que je ne pouvais pas comprendre

Le peintre Roger Dale s'est déjà rendu en Bosnie-Herzégovine à deux reprises pour peindre et apporter son soutien au pays dévasté. Nous avons récemment parlé avec lui à Počitelj, avec laquelle Dale a une relation particulière.

 

Roger Dale à Počitelj - Bosnie-Herzégovine Juin 2023

Traduction française

 

J'ai rencontré le peintre Roger Dale par hasard un soir à Mostar.

Lorsqu'il m'a dit lors d'une courte conversation qu'il s'était rendu en Bosnie-Herzégovine à deux reprises en 1996 et 1999 peindre et apporter son soutien à ce pays dévasté, je n'ai pas hésité à lui demander un entretien.

Je ne connaissais pas son travail, mais ce n'était pas un obstacle pour une courte entrevue. Puis il m'a dit qu'il allait à Sarajevo le lendemain, mais que dans quelques jours il viendrait à Počitelj pour "Cherry Sunday Festival". Dans la ville médiévale, lors de la manifestation, il a prononcé un bref discours sur sa relation avec Počitelj et la Bosnie-Herzégovine. Après cela, nous nous sommes assis sur un banc, à l'ombre d'un grenadier, où j'ai enregistré cette interview.

 

Dinarević : Pour commencer, je voudrais que vous vous présentiez. J'ai lu dans votre biographie que vous êtes né à Liverpool et que votre famille a déménagé au Canada lorsque vous étiez enfant. Vous souvenez-vous de votre enfance là-bas, comment c'était?

Dale : J'avais deux ans quand ma famille a déménagé au Canada. Ce fut une enfance très difficile car le climat était très rude et nous étions très pauvres. Mais il y avait aussi des choses amusantes dont je me souviens. Par exemple, les enfants ici jouaient « aux cow-boys et aux indiens ».

Dinarevic : Oui.

Dale : Quand je jouais "cowboys and Indians", j'étais le seul cowboy, parce que tout le monde était indien (rires). C'est une vraie histoire !

Dinarević : Vous avez donc grandi dans une communauté où vivaient principalement des Amérindiens ?

Dale : Oui, pour la plupart d'entre eux.

Dinarević : De quelle province s'agit-il ?

Dale : Alberta, une des provinces de l'Ouest. L'Alberta est très plate, c'est une prairie. Il y a aussi beaucoup d'Ukrainiens là-bas parce que ça leur rappelle l'Ukraine.

Dinarević : Oui, les steppes ukrainiennes.

Dale : Il fait très froid en hiver, il y a beaucoup de moustiques en été et il y avait peu d'ouverture culturelle, à part celle des amérindiens. C'était une province trop jeune pour avoir des musées ou quelque chose comme ça. J'ai découvert que j'avais un petit don pour le dessin. Un petit talent modeste. Cela m'a en quelque sorte aidé à traverser ces années difficiles de croissance dans un environnement inhospitalier. J'ai réussi à faire en sorte que les gens m'apprécient un peu plus quand je dessinais. Bien sûr il n'y avait pas de cours d'art, je l'ai fait indépendamment. Puis, quand j'avais 18 ans, j'ai rencontré un artiste canadien, “ManWoman”, une sorte de chaman, qui m'a encouragé à devenir artiste. En tant qu'ancien élève, il a écrit une lettre de recommandation à l'Alberta College of Art, à Calgary, qui est une très bonne Académie. C'était une formation universitaire sur quatre ans. J'ai pensé que j'allais tenter le coup, mais c'était une si bonne école et les professeurs étaient si inspirants que j'ai réalisé que je ne pouvais pas oser vivre autrement. Puis j'ai reçu une bourse d'une fondation privée pour poursuivre mes études et voyager. Le jour où j'ai obtenu mon diplôme, j'ai demandé à l'un de mes professeurs ce que je devais faire de cet argent. Elle m'a dit : "Roger, va à la bibliothèque et tu y trouveras les réponses." Je suis allé à la bibliothèque, il y avait un bibliothécaire assis à un bureau, et au-dessus de sa tête il y avait une affiche fantastique avec un château dans une grande forêt . Je suis tombé amoureux d'elle, ça a été le coup de foudre. Je ne savais pas ce que c'était ni où c'était, mais je devais y aller. En fait, c'était une université américaine qui se situe à Strasbourg en France.

Dinarević : Donc, cela vous a ramené en Europe. Avez-vous commencé à étudier les peintures d'autres maîtres ? Quelle était alors votre approche de l'art ?

Dale : Évidemment, je devais apprendre beaucoup par moi-même car mon héritage culturel était pauvre. Je suis devenu très intéressé, parce que les conférenciers étaient pour la plupart des Américains et ils étaient en quelque sorte tournés vers la peinture américaine des années soixante et soixante-dix du siècle dernier. J'étais le plus souvent en contact avec eux et cela m'a beaucoup influencé. De plus, j'avais un professeur belge, Jean Detheux, qui s'intéressait beaucoup à l'observation et à la perception visuelle. La peinture américaine et l'observation sont devenues pour moi la base de mon travail à l'époque. J'ai passé deux ans dans cette université de Strasbourg et j'ai obtenu un Master. Après, j'ai pris le temps de faire le tour de l'Europe, de voyager, de peindre et de réfléchir. Normalement je devais retourner au Canada.

Dinarević : C'était à la fin des années 70 ?

Dale : Je suis venu en Europe en 1977. Au bout de deux ans à Strasbourg, je me suis dit qu'il fallait que je rentre au Canada, mais je me suis aussi dit : « Ce serait dommage de retourner au Canada et de ne pas peindre le magnifique paysage français. » Le paysage français est devenu célèbre avec les impressionnistes. Je pensais que peindre un paysage était comme une blague car à l'époque peindre un paysage était désuet, kitsch et presque risible. Je m'apprêtais à peindre un petit paysage dans le parc du Château quand un homme s'est approché de moi par derrière. Il est resté là un moment et quand j'ai eu fini le tableau, il m'a dit : "Monsieur, je ne veux pas vous interrompre, mais je ne savais pas que c'était si beau chez nous. Merci !" Et ça a été le déclic. Je me suis dis: "J'ai quelque chose à faire ici." C'était une sorte d'étincelle. Ce paysage. Le paysage est important, tout le monde peut s'identifier au paysage. Tout le monde l'aime, tout le monde peut le sentir, c'est une partie importante de l'être humain. Parallèlement, j'ai pu allier observation et peinture abstraite dans le paysage.

Dinarević : Oui, j'ai regardé certaines de vos peintures de paysage. J'ai remarqué quelque chose sur lequel j'aimerais entendre votre commentaire. Vos paysages sont si calmes, peints avec précision, mais il y a de petits détails, comme des tremblements, qui montrent la nature troublante de cette immobilité. Je ne sais pas exactement comment le décrire, mais de petits mouvements qui s'écartent de ce calme. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Dale : Cela a à voir avec la façon dont nous regardons les choses, avec la façon dont l'œil fonctionne. Nous avons des points focaux sur lesquels nous nous concentrons. Tout autour de ce point est flou. C'est comme tirer une flèche sur une cible. Vous devez vous concentrer sur ce point et mettre tout ce qui l'entoure dans son contexte. C'est ce qui me fascine. C'est ainsi que la rétine est construite, il y a donc un point de l'image sur lequel je veux me concentrer. Le reste est presque chaotique. J'aime l'idée de la relation entre l'ordre et le chaos. Je pense que tout dans la vie est lié à la relation entre l'ordre et le chaos. Près et loin. Grand et petit. Tous ces opposés réunis nous donnent la vision. Pour moi c'est devenu presque une quête spirituelle à travers l'observation. Je ne pense pas que je peins à cause du résultat, même si cela m'intéresse aussi, mais à cause du processus.

Dinarević : Maintenant que vous avez expliqué votre approche comme ça, je peux interpréter ces transitions abruptes dont je parlais comme la frontière entre l'ordre et le chaos. Comment s'est déroulé votre travail lorsque vous avez décidé de rester en Europe ?

Dale : Je me suis intéressé à l'histoire européenne et au fait que l'histoire est si accessible en Europe. Ce n'était pas comme ça au Canada parce que l'Histoire y est très récente, exceptée l'Histoire amérindienne. L'Histoire est partout en Europe, c'est pourquoi j'aime l'Europe. Elle est pleine d'histoires fascinantes.

Dinarević : Aussi des histoires douloureuses.

Dale : Oui, mais aussi une histoire d'héroïsme fantastique. Quand j'étais étudiant, je me suis intéressé au théâtre. Il y avait un directeur qui était professeur invité. C'était étrange qu'il passe tout son temps à parler aux femmes de ménage et au concierge de l'Université. Il laissait les étudiants en plan. Tout le monde se demandait qui était cet homme et ce qu'il faisait. À la fin du semestre, il a présenté trois pièces qu'il avait écrites. L'une d'elle concernait une fille dont le père avait été envoyé sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle aimait son père, se souvenait de lui comme joyeux et heureux. Quand il est parti, elle est restée sans nouvelle de lui pendant six ou sept ans. Les Russes ont relâché tardivement les soldats des camps de concentration.

Dinarević : Oui, des prisonniers allemands ont été utilisés dans des camps de travail.

Dale : Puis elle a attendu le train avec ces gens qui revenaient. Les gens se rendaient à la gare pour voir s'ils pouvaient retrouver leurs proches. Elle est allée à la gare avec une photo de son père. Le train est arrivé, les portes se sont ouvertes, puis de minces squelettes sont apparus. C'était comme un défilé de squelettes émaciés. Ils se ressemblaient tous. Elle avait cette photo de son père sur laquelle il avait l'air "robuste" et joyeux. Elle a regardé la photo et s'est demandée : « Comment vais-je le reconnaître s'il revient ? » Elle s'est appuyée contre un pilier et s'est mise à pleurer sur la photographie. Soudain,un de ces squelettes s'est arrêté et lui a demandé : « Est-ce ton père jeune femme ? » Elle a dit oui, mais comment pouvait-elle le reconnaître. Il a dit : « Si c'est ton père, alors tu dois être ma fille. » C'était l'histoire de Mme Farèse, l'une des femmes de ménage de l'université. D'une certaine manière, cela a alimenté mon intérêt pour l'histoire européenne. Je voulais transmettre cette même émotion à travers ma peinture. J'ai découvert l'existence d' un camp de concentration le “Struthof” à seulement 50 kilomètres de chez moi. Je ne savais même pas qu'il existait. J'ai commencé à beaucoup penser à cet endroit, à ce qu'il signifiait pour tant de gens et à la façon dont il tomberait dans l'oubli si je ne faisais rien. C'est alors que j'ai entendu parler de choses similaires qui se passaient ici en Bosnie-Herzégovine 1992-93. Au nom de ce qui se passait à l'époque ici, j'ai voulu faire un travail de mémoire au Struthof et relier les deux en un.

Dinarević : Alors ce qui se passait ici vous a inspiré à peindre des tableaux dans le camp de concentration en Alsace ?

Dale : Oui, parce que les gens à l'époque n'étaient pas concernés par ce qui se passait ici en Bosnie.

Dinarević : A cette époque, vous étiez au courant des camps en Bosnie-Herzégovine ?

Dale : Oui, par le biais du journal. Nous avions également vu des photographies des camps. On s'est dit "Plus jamais ça", mais que pouvions-nous faire ? Moi j'ai dit :” Puisque je suis peintre, je vais essayer de faire un très bon projet sur ce qui se passe en Yougoslavie."

Dinarević : Qu'est-ce qui vous a amené à Goražde après la guerre en 1996 ?

Dale : Merci d'avoir posé cette question, car elle est importante. J'étais avec une personne qui participait à une mission “Présence” organisée par la municipalité de Strasbourg qui souhaitait voir ce que nous pourrions apporter comme aide en ex-Yougoslavie ? Je suis venu voir cette personne avec les peintures du camp du Struthof afin de pouvoir les exposer à Sarajevo, elle m'a dit qu'ils allaient à Goražde et que je pouvais les accompagner. Alors je suis parti avec eux. Elle connaissait des gens de Goražde, en particulier Pelam (Abduselam Sijerčić Pelam, commandant de la 31e brigade de frappe de la Drina dans l'armée de Bosnie-Herzégovine, op.a.). Il nous a hébergé comme des amis. Il dirigeait une auberge et fut essentiel dans l'organisation de la résistance héroïque à Goražde parce qu'il connaissait tout le monde en tant qu'aubergiste, il savait qui pouvait faire quoi. Il a utilisé le savoir faire des gens pour fabriquer des armes et tout ce qui pouvait être fait pour la résistance. Un soir, nous étions conviés à une grande table pour dîner, la guerre venait de se terminer. Il y avait une très belle ambiance, presque festive, il y avait une sorte d'euphorie après la guerre.

Dinarević : Même si j'étais enfant à l'époque, je me souviens que les gens étaient heureux quand la guerre a été arrêtée.

Dale : J'ai vite commencé à réaliser que presque toutes les personnes à la table étaient abimées d'une manière ou d'une autre, qu'il leur manquait des doigts, et certains que je pensais qui allaient bien, quand ils se sont levés, j'ai réalisé qu'ils avaient des prothèses. Il manquait un œil à certains, alors j'ai compris la gravité de ce qui s'était passé.

Dinarević : Et alors ?

Dale : J'ai parlé à Pelam et lui ai dit que j'aimerais faire un projet à Goražde, un projet culturel. Je lui ai dit que puisqu'il connaissait les gens de Goražde, j'aimerais qu'il choisisse 10 personnes, cinq hommes et cinq femmes, pour peindre leurs portraits. Je voulais que ce soit mon cadeau à Goražde, car le centre culturel a été complètement détruit pendant la guerre, afin qu'ils puissent commencer une nouvelle collection de peintures avec ces portraits. J'ai installé mon atelier à sa demande dans son auberge et il m'a envoyé les personnes qu'il avait sélectionné pour leur contribution essentielle dans la résistance de Goražde. Je ne pouvais pas leur parler parce que personne ne parlait allemand, anglais ou français, et je ne parlais pas serbo-croate. C'était une dizaine de jours étranges. J'ai peint ces portraits en silence. C'était très poignant, très poignant.

Dinarević : Qu'avez-vous vu et découvert sur leurs visages, des visages d'après-guerre ?

Dale : Je ne sais pas, mais il y avait quelque chose au fond d'eux que je ne pouvais pas rayer, pas attraper. Je ne pouvais pas y accéder, c'était trop profond pour moi. J'étais submergé d'émotions car ces personnes étaient assises devant moi pendant trois heures, je ne pouvais pas leur parler, mais je connaissais leur histoire. Parmi eux se trouvait ce clown disco, il s'appelait Zisko, ou Disko Zisko. Il avait les cheveux blonds et faisait toujours des blagues. Il y avait aussi une femme qui a perdu trois fils. Elle portait des vêtements traditionnels bosniaques. Il y avait aussi un vieil alcoolique. C'était sa troisième guerre et il s'en fichait. Il se contentait de s'asseoir et de boire. C'était particulièrement poignant avec une jeune femme d'environ 20 ans. Elle a fait une émission de radio tous les soirs où elle lisait des contes aux enfants avant de s'endormir pour les rassurer. (Longue pause). A chaque fois que j'en parle j'ai le même problème, gérer mes émotions.

Dinarević : C'est normal.

Dale : Même s'il y avait des choses que je n'arrivais pas à saisir, je les ai peintes quand même. Ces tableaux sont plus ou moins mes impressions. En fait, j'ai intitulé ce groupe de peintures "Goražde Portraits Inachevés".

Dinarević : Trois ans plus tard, vous êtes retourné en Bosnie-Herzégovine. A cette époque, le pays était encore en ruine. Vous êtes venu à Počitelj pour renouveler la tradition de la peinture dans ce lieu. Je sais que vous êtes resté à Mostar. Qu'avez-vous peint à Počitelj ? Une ville détruite ou autre chose ?

Dale : Non. C'est souvent comme dans un film. La plus grande impression est faite par ce qui est en dehors du cadre. A cette époque, j'étais invité par le ministre de la Culture, Fahrudin Rizvanbegović. J'ai peint de nombreuses images du paysage autour de Počitelje, en particulier des champs de mines qui s'y trouvaient. Un beau champ normal, vous savez, avec des fleurs sous lesquelles il y avait des mines. Il y avait beaucoup de champs de mines ici à l'époque, une menace constante toujours présente. J'ai aussi fait un triptyque depuis la plate-forme surplombant la vallée d'où l'on peut voir les ruines de la ville. Ce grand panorama a été intégré dans la Galerie Nationale de Sarajevo. Je n'ai pas fait beaucoup de peintures parce que... C'était la même chose qu'avec Goražde, je n'arrivais pas à comprendre certaines choses, c'était trop profond pour moi, alors je n'ai fait que ce que je pouvais. Cela semble fou de parler de ces choses.

Il y a une peinture de la rivière Neretva que j'ai peinte depuis le rivage et qu'aujourd'hui je voulais repeindre car .... Le ministre de la Culture bosniaque de l'époque a acheté ce tableau et ils l'ont gardé. Ils l'ont utilisé à un moment où la Bosnie-Herzégovine était en mesure de devenir candidate à l'adhésion au Conseil de l'Europe. Ils ont fait quelque chose qu'ils n'auraient pas dû faire. Ils voulaient offrir ce tableau au Conseil de l'Europe pour montrer leur affection, pour dire : « Nous t'avons donné ce truc, tu devrais peut-être nous accepter ». Ceci pouvait être vu comme un “pot de vin”. Le Président du Conseil de l'Europe a pris la peinture et l'a placé dans son bureau en attendant le vote définitif. Malheureusement ce Président du Conseil a été évincé, je ne sais pas exactement pourquoi, il a été exclu du Conseil de l'Europe. Ensuite, la Bosnie-Herzégovine est devenue membre officiel du Conseil et à ce moment elle pouvait enfin offrir officiellement cette peinture. Ils ont demandé où était cette peinture, alors ils sont allés au bureau de l'ex Président, mais la peinture n'y était plus. Il l'avait volé. Incident diplomatique ! Voilà pourquoi je suis là à Počitelj.

Dinarević : Une histoire intéressante, presque stéréotypée pour l'art. Quelqu'un vole l'œuvre, la revend à un tiers, l'œuvre trouve son chemin.

Dale : Oui, sa propre vie. Je ne sais pas où se trouve cette peinture actuellement, ni où est le Président du Conseil, mais ils sont quelque part. Je veux vous raconter une anecdote du mois dernier lorsque j'ai reçu un appel de Bruxelles d'une personne qui restaure des tableaux. Elle m'a dit qu'elle avait une peinture à moi que quelqu'un voulait restaurer et m'a demandé si elle pouvait venir me voir pour parler de ma technique, afin qu'elle puisse le faire correctement. Je l'ai invitée à venir. Elle est venue et m'a raconté cette histoire rocambolesque. Ce tableau que j'ai peint en Allemagne s'est en quelque sorte retrouvé à Bruxelles dans une cave de charbon. Elle a été si maltraitée qu'elle est devenue presque noire. Quelqu'un l'a remarqué au sous-sol. Ce quelqu'un s'en est servi pour son stand sur les marchés où il vendait des asperges, il y avait inscrit avec une grosse craie rose “ Asperges – 1KG - 3 euros” ou quelque chose comme ça. Et incroyable, un collectionneur qui traversait le marché s'est arrêté devant l'affiche et a dit : «Waouh C'est un tableau de Roger Dale. Je veux te l'acheter !» Ils le lui ont vendu. L'homme qui l'a acheté l'a apporté chez le restaurateur et lui a dit d'en retirer les asperges (rires).
Dinarević : Je suppose que c'était moins cher qu'il n'aurait dû l'être parce qu'il était dans un tel état.

Dale : L'histoire est sympa parce que j'aime beaucoup les asperges !

Dinarević : Vous êtes maintenant de retour en Bosnie-Herzégovine après 24 ans. Qu'est-ce qui vous ramène ici ?

Dale : Depuis, j'ai deux fils et une fille. Mon plus jeune fils est né à Berlin. Son meilleur ami est bénévole à Mostar. Elias m'a dit qu'il voulait rendre visite à Karl à Mostar, et comme j'ai travaillé en Bosnie, il m'a demandé si je voulais l'accompagner. Bien sûr, j'ai accepté. C'est comme ça que je suis venu. J'aimais l'idée d'aller avec lui et de lui montrer les endroits où j'ai vécu des moments très intenses.

Dinarević : Comment vous sentez-vous ici aujourd'hui ? La dernière fois que vous y êtes allé à Počitelj, la ville était une ville détruite.

Dale : J'ai l'impression que c'était probablement comme ça avant la guerre. La ville est complètement restaurée, il y a une grande douceur dans cet endroit, quelque chose d'apaisant. La vie est agréable ici. Les gens ne sont plus aussi anxieux qu'avant, ils sont moins méfiants. Quand je travaillais ici, le ministre s'était arrangé pour qu'un chauffeur serbe me conduise de Mostar à Počitelj tous les jours. Il me laissait simplement dans la rue et revenait parce qu'il ne se sentait pas en sécurité. Il se dépêchait de rentrer. Le ministre s'est arrangé aussi avec une femme réfugiée, une Croate, pour que je puisse lui laisser des peintures pendant la nuit. En fin de chaîne il y avait un Bosniaque qui m'aidait à porter le matériel jusqu'à l'endroit où j'allais peindre. Et ils étaient toujours à l'heure, mais on ne devait pas les voir se parler. Le Serbe ne voulait pas être vu en train de parler au Croate, et le Croate ne voulait pas être vu en train de parler au Bosniaque. Quand j'ai fini le travail, je veux dire au bout d'un mois, le dernier jour j'ai tout emballé dans de gros paquets. Le chauffeur était content pour moi. Il m'a demandé si j'avais des problèmes avec la femme croate. J'ai dit non. Puis il m'a demandé si j'avais des problèmes avec le Bosniaque. J'ai dit non. Puis il a dit : « C'est peut-être un signe que les choses ont avancé dans ce pays. Il y a un an ou deux, vous auriez eu beaucoup de problèmes, même des gros problèmes. Vous me rappelez les canaris en cage qu'ils utilisaient pour arpenter les mines de charbon. Si le canari ne revient pas, ne descendez pas. Mais s'il revient, alors vous pouvez descendre. Vous étiez le canari dans la mine de charbon bosniaque".

 

Interviewé par : Harun Dinarević, Prometej.ba Journaliste de Presse

À lire également : Paysage après éclipse

 

Pelam (évoqué dans l’article) à droite, pendant le siège de Gorazde

 

Pelam aujourd'hui à Gorazde avec sa femme Lilianna

 

Portraits que j’ai fait en 1996 des enfants de Pelam

 

Portraits que j’ai fait en 1996 des enfants de Pelam

 

Portraits que j’ai fait en 1996 des enfants de Pelam

 

Oeuvre d’art dans les ruines de Mostar

 

La rivière Neretva vue du pont de Mostar

 

Plaque sur le centre culturel de Pocitelj aujourd’hui

 

Rue de Pocitelj actuelle

 

Armes fabriquées artisanalement pour défendre Gorazde pendant le siège

 

Pont caché construit en secret par les résistants pour atteindre la rive de l’hôpital de Gorazde

 

Cimetière musulman de la guerre de 1992-95 à Sarajevo

 

Pelam (évoqué dans l’article) à droite, pendant le siège de Gorazde